Les mûriers de Las Ninas

De la même manière qu’il était apparu, le désert s’effaça lentement. Nous guettions la moindre tâche d’herbe. Les arbres, aux alentours des fermes, avaient pris de la force. La température reculait tandis que le ciel s’étouffait peu à peu d’un long bouchon nébuleux. A bon rythme, nous avons rejoint N. Alem, le petit village où Nadia et Timal vivaient depuis quatre ans. Leur granja, construites de briques, de bois et d’adobe, étaient restée connue dans la localité sous le nom de « Las Ninas ».

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A peine débarqués, nous avions l’impression de ne jamais nous être quittés. Nous nous sentions comme à la maison, et nous l’étions vraiment. Les longues années qui nous séparaient de notre dernière rencontre n’étaient qu’un fait de calendrier.

Nadia et Timal avaient passé quelques années à Buenos Aires, puis dans la région de Mendoza, avant de chercher un ferme à acheter, avec suffisamment de terrain pour cultiver. Et c’est ici qu’ils avaient atterri, loin de tout il faut dire, dans une nature totale et rurale, bigarrée, au pied de l’impressionnante sierra San Luis, tréfonds d’une campagne peuplée de modestes fermiers, d’une poignée de hippies new age et d’un ramassis de cossards entretenus par l’état providence.

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Dans la cour de la Las Ninas, un magnifique mûrier blanc pleurait ses fruits faits dans la poussière brune. Les arbres fruitiers ne manquaient pas : abricotiers, figuiers, cognassier, poivriers roses. Il y avait à Las Ninas de quoi rester serein devant l’autarcie. Plus loin, au-delà d’un potager et d’un dédale d’épines meurtrières, Timal avait construit de ses mains un enclos de bois mort pour les chèvres, une trentaine de têtes, ainsi qu’un autre pour les cochons, avec de vieilles palettes. La nature avait été généreuse puisque un dizaine de cochons de lait couinaient aux mamelles d’une énorme truie. Deux gros boucs étaient tenus à l’écart, empêchés de leurs pulsions par des cordes solides. Poules, coqs, canards, toute une basse-cour vivait aussi là, en parfait harmonie avec les chats et les chiens. Au-delà, des pâturages avaient été clôturés soigneusement, tantôt laissés en jachère, tantôt plantés de bonnes graminées pour nourrir les chèvres. Si Nadia et Timal travaillaient durement de leurs mains, leur tête restait toujours maître à bord de leur audacieux projet agricole. Ils le savaient : de la qualité de leur lait dépendait la réputation de leurs productions, du fromage, et surtout, plus impérieuse encore, de leur dulce de leche. Nadia, en alchimiste incarnée, domptaient les marmites en tenant ses recettes à l’écarte des curieux. Une porte vers le vice, un poussoir à la gourmandise, une véritable drogue dure, voilà ce qu’était son dulce de leche, et un tel pouvoir n’était pas à mettre entre n’importe quelles mains !

A Las Ninas, vraiment, le cadre était idéal pour un repos mérité : des amis accueillants, une bibliothèque truffée de pépites (Kerouac, Michaux, Cendras, Stevenson, Zola, London, Bouvier, Cyngria, et même du Charlot…), une table généreuse, et la nature silencieuse tout autour. Mais la réalité de la ferme, bien vite, reprit ses droits. Les jours à venir promettaient d’être plus frais, sans mouches, l’occasion parfaite pour un travail pénible prévu de longue date : le sacrifice d’un gros cochon et d’une vachette, la viande de toute une année.

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Pour la vache, Timal appela du renfort : Rubens, un ami gérant d’une petite estancia, et son employé, Jacinto, qui savait sur les techniques d’abattages plus que Voltaire sur la philosophie. Jacinto, taciturne, aiguisa ses couteaux lentement, enfonçant dangereusement son pouce sur le fil des lames et s’allumant une cigarette chaque cinq minute, si bien qu’un nuage de tabac campait sous les feuillages du grand mûrier à la manière d’une brume lacustre. Sa taille était modeste, ses muscles noueux, sa peau tannée et ridée comme un cuir de besace, ses yeux cernés de mille ridules sous ses cheveux épais. Jacinto avait été coulé dans la pierre dure, on le voyait au premier regard. Son expression était  vague, distante, celle d’un homme dont l’éduction s’était limitée au travail à la ferme. Dans le village, à voix-basse, on le disait voleur de vaches. Mais cela n’était peut-être qu’histoire ancienne. Jacinto possédait maintenant un troupeau, qu’il amputait chaque mois d’une tête pour nourrir sa femme et ses neuf enfants. « Chez nous, quand il n’y a pas de viande sur la table, c’est comme s’il n’y avait rien à manger » m’expliqua Jacinto à qui il me fallait tirer les vers du nez. Le sang gicla soudain, comme pulvérisé, sous pression, tombant dans la poussière à la manière d’un petit crachin. En quelques minutes, un rideau de néant s’abaissa sur le regard de l’animal. La vache quitta notre monde pour un autre plus lointain.

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Le sacrifice des animaux me travaillait les tripes. Je le vivais comme une basse besogne, sorte de honteuse tragédie, qui imprimait en moi des questionnements profonds, existentiels. A tout dire, un sentiment étrange me taraudait. Et, ça non, ce n’était pas qu’une question de légitimité. En tuant, nous nous tenions face à la nature intemporelle de la mort, inéluctable, à laquelle il était impossible d’échapper, quoi qu’on fasse, et on questionnait l’éternité de l’être dans sa plus grande globalité. L’humanité de l’animal se dessinait soudain dans mon esprit confus. Je n’étais pas le seul à ressentir un certain malaise, mais conscient qu’aucun détachement n’était possible, l’acte de donner la mort devait être vécu comme une initiation à la vie, un passage nécessaire vers la connaissance de l’ordre, et peut-être, une certaine communion avec la nature. Avant, pendant et après l’exécution, un silence solennel s’installa sous le grand mûrier. Personne ne se sentait la joie de parler sans raison et l’on communiquait à voix basse, pour témoigner le plus grand des respects envers l’animal. Et c’est ainsi que recueillis, pétris de doutes aussi tranchant que nos couteaux, nous affrontions les derniers spasmes de la chair vibrante.

On dépeça le corps, on le leva à l’aide d’un gros palan accroché à une branche du mûrier, on le coupa en quartiers. Puis on sépara les meilleurs morceaux méticuleusement. Tout le reste fut transformé en montagne de viande hachée. Pour célébrer le travail accompli, on trinqua à a bière et dans la foulée, comme le voulait la  tradition, on fit griller sur les braises les morceaux d’abat : le cœur, un bout de rein, du foie, et un segment d’intestin qu’il était important de bien cuire. Avec le cochon, on fit du lard, du saindoux, des rillettes, de la saucisse fraîche et des saucissons secs, du boudin, du fromage de tête et bien d’autres mets inspirés d’une bible de charcutier, un livre de Ginette Mathiot. Rien, vraiment rien, n’avait été gaspillé.

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Comme l’on pouvait s’en douter, le travail jamais ne manquait à la ferme. Timal inonda ses champs avec l’eau d’une rivière qui dévalait de la sierra. C’est ainsi que se faisait l’irrigation, ici, et depuis toujours. Une fois la terre ramollie par l’humidité, on alla trouver Louis, le voisin, qui avec sa taille et son béret bleu ressemblait à un cheminot empâté. Sa chaire pesait lourdement sur ses os et son embonpoint entravait dangereusement sa respiration. Sa voix compressée, presque ferreuse, évoquait le timbre d’une machine à vapeur. Louis et sa femme s’étaient immédiatement montrés de bon conseil pour les champs. Pour eux deux, en matière d’agriculture, les grands mystères avaient été levés et c’est sans la moindre condescendance qu’il en faisait profiter au nouveaux arrivés. Après avoir prêté son palan pour lever les bêtes sacrifiées sous le grand mûrier, cette fois-ci, Louis nous indiqua où trouver ses chevaux dont nous avions besoin pour labourer.

Le soleil était redevenu ce diable d’épouvante. Il n’y avait pas de temps à perdre. Les sols chauffés comme des braises, bien vite, redeviendraient aussi durs qu’un granit. On attela les bêtes et l’on s’employa à sarcler. Après quelques lignes, déjà, mes mains me brûlaient, et bientôt elles me parurent complètement vermoulues. Le petit champ, soudain, semblait immensité. Si Timal possédait quelques notions de labours équestres, j’avais quant à moi tout à apprendre aux commandes de la houe. Nous étions en train de nous débattre avec les chevaux quand Louis vint à notre secours, nous prodiguant de précieux conseils : pour lancer les chevaux, il suffisait de faire vibrer ses lèvres comme dans l’embouchure d’une trompette. A chaque manœuvre correspondait un bruit de bouche différent. Le langage, voilà entre autre ce qui nous avait fait défaut. Soudain, comme par miracle, notre besogne devint un jeu d’enfant. Après les bons tuyaux, comme par enchantement, les chevaux se mirent à tracter la lame bien en ligne. La terre pivotait dans un petit couinement végétal apaisant, la peau de la parcelle s’ouvrait lentement, laissant jaillir la terre comme son sang. On laboura un hectare avant d’y semer du sorgho. Il plut ! Ce soir-là, on sentit une puissante sérénité se déverser dans les jardins de Las Ninas. La vie était magnifique.

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